Emma ne veut plus parler – 1/3 
Histoire pour enfants

 

        Ça a commencé par du silence. Du silence le matin. Du silence le soir. J’entendais encore le bruit de la radio, les informations du matin, les bols qui claquent sur la table comme pour prévenir les tartines qu’elles allaient bientôt se faire boulotter. Le bruit de la télé, le journal de 20h qui raconte les mêmes histoires que la radio mais avec plein d’images très tristes. Les fourchettes, les couteaux, les petites cuillères, les assiettes et les verres qui me font mal aux oreilles quand on les enferme dans le lave-vaisselle. Ça fait beaucoup de bruit tout ça. Mais j’entends quand même du silence.

        Est-ce que c’est parce que papa rentre souvent tard du travail ? Je suis un peu triste qu’il ne me lise plus d’histoires avant de m’endormir, même si maman lit bien les histoires aussi. « Faut ramener du beurre dans les épinards » m’a dit papa, sauf que nous on ne met pas de beurre mais de la crème fraîche. Peut-être que ça le fatigue de dire « crème fraîche » parce que c’est plus long que de dire « beurre » ?

        Après le silence que je n’arrêtais pas d’entendre, c’est maman qui a changé. Ses yeux sont devenus noirs, tout noir. Il n’y avait plus de lumière, plus de petites étincelles dans ses yeux. Parfois j’ai l’impression qu’elle ne me voit plus à cause de tout ce noir. J’ai essayé de faire plein de bruits dans la maison pour chasser le silence. Je chantais. Je pleurais, je hurlais. Maman s’énervait, elle criait et puis me punissait en m’envoyant dans ma chambre. Son regard restait noir comme la nuit. Papa ne disait rien. Il n’était pas là, il travaillait pour le beurre dans les épinards.

        Le silence ne partait pas. Et puis un matin, je me suis réveillée, et mon nounours n’était plus avec moi dans mon lit, mais posé sur la table à côté de ma lampe à étoiles.

        Même si je dors encore avec mon nounours, je ne suis plus un bébé, je sais très bien que mon nounours n’a pas pu aller tout seul à côté de ma lampe à étoiles. J’ai eu un peu peur. Je n’ai rien dit à ma copine Margaux, ni à mon copain Etienne, je ne voulais pas qu’ils se moquent de moi vu que je dors encore avec mon nounours.

        Je n’ai rien dit à maman non plus parce que son regard était trop noir, elle n’aurait rien vu, rien compris. J’ai laissé papa avec nos épinards. J’ai failli le dire à mamie mais, mamie elle est un peu bizarre. Parfois elle rigole pour un rien, elle danse sans musique dans sa maison et elle parle tout fort. Parfois elle reste juste avec moi devant sa télé et elle me serre tout le temps fort dans ses bras. En tout cas je n’ai rien dit mais j’ai décidé de mener l’enquête, comme les policiers.

        Qui faisait bouger mon nounours, et pourquoi ? Je savais que je m’endormais avec lui, serré dans mon bras, sous ma couette. C’était sûr. J’ai regardé mon nounours de partout, sous toutes ses coutures : pas de piles, ni de fils attachés quelque part pour le faire bouger de loin. Comme je n’ai pas tous les outils et les appareils qu’ils ont les inspecteurs et les détectives, je n’avais pas beaucoup le choix pour découvrir mon « déplaceur de nounours » : ne pas m’endormir, fermer les yeux presque complètement pour faire semblant de dormir profondément. C’est drôlement dur de mener une enquête. Je l’ai raté plein de nuits le vilain déplaceur, et je m’en voulais beaucoup, beaucoup quand maman venait me réveiller et que nounours était à côté de la lampe à étoiles.

        Maman avait toujours son regard tout noir qui la faisait disparaître, j’étais triste et énervée de ne pas pouvoir m’empêcher de dormir. Alors j’ai bu du café en cachette, comme les grands.

        C’est comme ça que j’ai compris pourquoi plein de choses avaient changé à la maison, pourquoi maman n’était plus la même et pourquoi papa n’était presque plus jamais à la maison, avec nous.

        Le temps était drôlement long dans mon lit à essayer de ne pas dormir. Maman avait fini de nettoyer la cuisine, j’entendais un peu la télé et j’essayais de deviner ce qu’elle regardait. Je sentais mes yeux se fermer, alors je me pinçais fort pour pas m’endormir. Quand j’ai entendu la porte d’entrée, je me suis dis « chouette, c’est papa » et j’ai failli me lever pour aller lui faire un câlin. Heureusement que je ne me suis pas levée. Papa et maman ont commencé à se parler, mais ce n’était pas comme d’habitude. Ce n’était pas doux et chaud comme quand je les surprends à se faire des poutoux, ni énervé comme quand papa oublie de descendre la poubelle ou que maman lui fait la surprise de ranger son bureau ! Ça n’était pas du tout pareil et ça n’avait pas l’air drôle.

Je n’ai plus eu besoin de me pincer en tout cas.

 

… à suivre